
DELUGE KANAK
(Première légende)
Il y eut un jour où les montagnes noires se fendirent comme un waanou (coco) sous la pierre.
On entendait au loin les trombes du vent, et le grand lac se répandit comme une calebasse trop pleine.
Les troncs blancs des niaoulis craquaient en se brisant comme des baguettes, les notous s’appelaient sinistrement, les aigles criaient : une nuit profonde tomba sur la terre.
Sur la plus haute montagne, une mère est assise : son fils aîné dort sur ses genoux ; il n’a pas trente lunes. Le plus jeune dort aussi attaché sur son dos ; il n’a vu que six fois le lever du jour.
Pourquoi montes-tu sur la haute montagne, ô fille de Tamabo, femme de Daouri ?
N’entends-tu pas le cyclone qui mugit comme mille bœufs sauvages ?
Si tu étais dans la case de ton père, il bercerait tes enfants, dans ses bras, le vieux Tamabo aux cheveux blancs ; dans la case de ton père, il leur chanterait, pour les endormir, la chanson de guerre des aïeux.
Daouri le brave.
C’est que plus jamais Païla ne reverra le vieillard ni le guerrier ; plus jamais Païla ne descendra de la montagne. Elle ne se lèvera plus de la place où elle est assise.
Devant elle le sol s’est fendu comme si un coco immense y avait été poussé.
Derrière elle la montagne est déchirée ; à droite et à gauche sont des abîmes.
Et l’eau monte, monte toujours ; elle s’élève jusqu’aux nuages et les nuages lourds se réunissent à l’onde.
Bientôt, les nuées et la mer se confondent, s’embrassent, se mêlent, l’eau montant en colonnes, les nuées se versant par torrents.
Que va-t-elle devenir Païla la brune ? Sur sa tête est la grande pluie, sous ses pieds le lac monte, autour d’elle des gouffres sans fond.
Elle prend ses deux enfants dans ses bras, se ramassant sur eux, pour qu’ils ne sentent pas l’eau ni la chute.
Elle leur parle doucement, pour que l’aîné ne s’effraie pas, car ils viennent de s’éveiller.
Et les enfants sourient, se croyant en sécurité près de leur mère.
Païla regarde dans la vallée ; on n’y voit plus qu’une mer pleine de débris.
Il n’y a plus ni huttes, ni forêts ; sur l’eau livide flottent des cadavres.
Des vieillards, des femmes, des enfants, des hommes, couchés comme s’ils dormaient, sur des radeaux de branches, voguent encore ; mais la faim les a tués depuis cinq couchers du soleil : ils sont là.
Les fils de Païla vivent encore parce qu’elle les a nourris de son lait, hélas ! presque tari : Païla les sauvera.
Les rochers s’ébranlent, les hauts sommets se dentellent comme des pics, des brèches se forment et des fragments énormes tombent dans l’abîme.
Oh ! quelle grande terre engloutie ! Les sommets qui dominent forment des îlots.
Païla ne tremble pas ; elle mesure tout de son œil noir. Païla est la fille des guerriers.
Elle regarde la mort sans crainte, mais elle n’en veut pas pour ses fils.
Elle ne croit pas qu’ils puissent mourir, car ils sont beaux : ils seront libres, et puis une mère ne croit pas que ses fils trouveront même la mort insensible !
Païla veut que ses fils deviennent des hommes et pourtant nul ne vit plus sur la terre submergée : des milliers de tribus y dorment sous l’onde.
Le sol tremble, l’eau monte, l’eau descend, mille abîmes sont ouverts et semblent appeler leur victime.
Le temps presse ; Païla se roule comme un serpent pour protéger ses enfants ; en se brisant, elle leur adoucira la chute ; les fils de Païla vivront.
Tout s’écroule ; ils tombent dans le gouffre, la mère couvrant les petits.
Et l’eau monte, l’eau descend toujours.
Elle ne s’était pas trompée Païla la brune : ses fils vivent. Ils s’éveillèrent étonnés sur la poitrine brisée de leur mère qui avait amorti la chute.
Les herbes fines, courbées dans le grand lac, s’étendirent comme des nids couverts ; les petits enfants se rendormirent sur le sol nouveau, enlacés l’un à l’autre. Ils reposaient attachés au cou de la mère morte.
Or, un vieillard avait aussi survécu ; étendu sur un tronc de niaouli, il voguait à l’aventure.
C’était Tamabo, le père de Païla qui, seul de toutes les tribus, était demeuré vivant.
L’arbre s’arrêta devant l’îlot et le vieillard descendit ; il vit les deux petits qui, dormant sur leur mère, mouillaient leurs lèvres à son sang qu’ils prenaient pour du lait.
Tamabo couvrit de ses larmes le corps de sa fille ; puis il détacha les enfants se demandant comment il les nourrirait, car il n’y avait plus ni arbres, ni plantes, ni animaux : rien que l’eau de la mer !
Le vieillard, naviguant tristement, leva les yeux et vit une terre verte émergeant à l’horizon.
Plein d’expérience, il mit les enfants dans ses bras, enveloppa les restes de Païla dans sa ceinture d’écorce et, remettant à flot son arbre, il se munit de deux longues branches comme de rames.
Ce fut ainsi qu’il arriva à l’île d’Inguiène ; là le flot avait seulement lavé la terre ; il y restait des plantes, des arbres et, surtout dans un large lit de feuillage, les filles de Panawoué qui dormaient, se tenant par la main.
Ce fut là que Tamabo trouva des noix de coco pleines de lait pour nourrir ses petits-fils ; ce fut là, que devenus grands, il les maria aux filles de Panawoué.
Le vieillard avait enterré Païla sur une montagne de la nouvelle terre ; là est le cimetière des aïeux où reposent les os de la grand-mère.
Tamabo vit grandir les fils de ses arrière-petits-fils et monter comme des colonnes les palmiers qui levèrent sur la nouvelle terre.
Il vécut tant de lunes qu’il n’en savait plus le nombre et qu’on disait pour les compter chamando, c’est-à-dire beaucoup, cananeuneu dériétant dépassé.